A chaque fois que je vois un bébé noir, je pense à lui. Le seul qui m’ait donné envie de lui pondre un gosse, moins parce que je me sentais prête à materner que parce que lui est un père né. Peut-être aussi pour lui rendre un peu de ce qu’il m’a trop donné. Un bébé et on est quitte, mon bébé, un bébé et on se quitte?
Son corps d’ébène sculpté, sensuel presque malgré lui, sensuel au point de m’inhiber. Avec lui, j’avais la paresse d’aimer. Son corps magnifiquement ciselé, je le trouvais presque trop beau pour le profaner. Peur de le banaliser à trop en jouir. Si peu sûre de le mériter. Pour lui aussi, le sexe devait rester une récompense, tellement pas une routine. Non, baiser tous les jours est un luxe d’occidentaux. Nous devions rationner la volupté. Pas le temps dans notre vie d’étudiants-tiers-mondistes fraîchement débarqués. Entre les cours, les petits boulots, les grands projets, nous n’avions pas d’énergie à gaspiller. Il stimulait ma gnak, celle qui est redevenue sans lui indolence d’enfant gâté. Nostalgie de nos mois de vaches maigres, quand on manquait de tout et qu’il ne me laissait manquer de rien. Son don de sublimer le quotidien, de faire d’un plat Leader Price un vrai festin.
Mon homme trop parfait. De l’Afrique, il avait la couleur, l’accent si peu discret, mais un je ne sais quoi de blanchi. Peut-être dans cette discipline ascétique, si peu naturelle, cette rationalité qui essayait toujours de prendre le dessus. Une forme d’austérité l’a colonisé. Il avait l’insouciance grave comme s’il avait grandi trop vite, ou né déjà adulte. Il se contenait, même ses abandons étaient contenus, comme de peur de voir la bête se réveiller. Je voulais la voir, la bête, je voulais le connaître, mon étranger. Après deux ans de vie commune, je ne savais presque rien de son pays, de son histoire, juste des bananes frites qui me donnaient la nausée. Nous étions intimes pourtant, de cette intimité qui rend les moments les moins glamours touchants. Si peu Belle du Seigneur, si vraie, si crue, jamais personne ne m’a vue dans une laideur aussi nue. Son amour avait quelque chose de maternel, d’inconditionnel, d’aliénant aussi. Sa force m’affaiblissait, m’empêchait de grandir. Je me reposais de tout mon poids sur sa roche, si sûre que sa matière ne pourrait jamais s’effriter. Et pourtant. Force factice. De nous deux, il était de loin le plus vulnérable mais je n’ai pas su le voir, je l’ai vu trop tard. Sa souffrance, je ne l’ai pas senti enfler, et sa dépression, je n’ai rien pu y faire. Juste sauver ma peau parce qu’il me le demandait. Parce qu’il refusait de m’entraîner dans sa chute, de me faire sombrer. Je lui en ai voulu de n’avoir jusqu’au bout rien voulu prendre, rien me laisser donner.
Désemparée, incapable d’affronter la vie sans ses crêpes, ses massages de pied. Toutes ces nuits à pleurer, orpheline de ses bras, comme un enfant terrifié. Je n’ai compris qu’après, bien après, que ce sevrage m’a rendu ma liberté. Celle d’apprendre à m’aimer, sans avoir besoin de l’autre, du regard de l’autre pour confirmer.