J’avais 20 ans, lui 17 de plus. Je le trouvais beau, de manière un peu abstraite, refusant de m’attarder sur sa moustache ridicule, son front dégarni, ses yeux globuleux. Et puis tellement cultivé, qui me déclamait des vers en arabe et du Baudelaire dans le texte. M’a fait découvrir Desproges, Bobin et Nass El Ghiwane. Ingénieur masterisé, carriériste déterminé. Du haut de mes 20 ans, je le voyais déjà piloter un des fleurons du pays. En attendant j’étais très fière qu’il veuille bien prendre les rênes de mon cul.
Ça me changeait des étudiants obsédés par la taille de leur bite et leur traitement contre l’acné. Lui avait passé l’âge des boutons mais pas celui des concours de bites. Il n’arrêtait pas de répéter : " Les hommes qui ont de grosses voitures ont de petites queues ". Lui avait une petite voiture et une petite queue, mais je ne voulais pas le froisser. J’étais amoureuuuuuse. Cet état de béatitude où on n’est plus que miasmes de mièvrerie et qu’on ôte sa lucidité avec sa petite culotte. Je me voyais déjà emménager dans son appartement trop grand, devenir sa maîtresse officielle avant d’être promue épouse légitime. Parce qu’au Maroc, le concubinage n’était tout de même pas très légal, n’est toujours pas d’ailleurs. C’était l’homme-de-ma-vie-que-je-pouvais-pas-vivre-sans. A cet âge-là, je baisais encore avec mon cœur, c’est-à-dire très mal, forcément.
Bon, lui était légèrement moins emballé, un week-end sur trois c’était déjà assez. Monsieur avait une hygiène de vie : sexe deux fois par mois, tennis une fois par semaine, petits plats faits maison par maman et méticuleusement congelés en barquettes individuelles, ça conserve. J’étais pas spécialement ravie de mon 53e rang dans ses priorités. Un jour eu l’outrecuidance de lui en toucher un mot, puis deux. Revers cinglant : " A prendre ou à laisser ". OK, je prends, je me laisse prendre surtout, je le laisse prendre son pied, pas le cran de lui dire que sa queue petite, que sa queue arrogante, que sa queue égoïste ne faisait jaillir qu’amertume en guise de cyprine.
Heureusement, un jour que je remettais ma petite culotte (un string rouge passion en l’occurrence), j’ai aussi remis ma lucidité. Je me suis lancée alors le genre de défi qu’on se lance quand on a 20 ans et rien pour s’amuser, pas de gode ni de connexion ADSL : " je vais le faire abdiquer ". D’amouuuuuuuur il n’était plus question, mais d’amour propre si. Ce demi-beauf de presque quarante ans qui condescendait à se laisser aimer par une gamine de 20, cet imbu de sa virilité qui croyait me combler de ses assauts de boucher, cet autiste du cœur qui n’a su que prendre et si peu donner, je voulais le dresser. A mon tour de jouer. Il abdiqua mais ça ne m’intéressait déjà plus : j’étais déjà devenue la patrie d’un noir exilé (mais c’est une autre histoire, une belle histoire). Trop honnête pour le faire cocu, j’ai très élégamment rompu au téléphone. D’accord, c’était pas très courageux mais le jour où j’ai voulu rompre de face, il m’a servi le profil " femme-de-ma-vie-je-ferai-des-efforts-pour-te-mériter-et-promis-j’arrête-le-tennis ", ma face s’est rétractée et je lui ai servi mon cul… une dernière fois. Je n’étais pas insensible pourtant, j’ai même pleuré de l’ironie de la situation en fredonnant dans ma tête Ironic de Morissette. Bon, j’ai pleuré pendant qu’on baisait alors il a mal interprété. Il avait une haute opinion de sa queue.